10 septembre 2005

A l’origine, ce sont les travaux d’un économiste d’origine anglaise, William Phillips, qui ont les premiers mis en évidence, en 1958, la relation qui existe entre fort taux de chômage et modération salariale. Se basant sur les données disponibles en Grande Bretagne pour la période allant de 1861 à 1957, il démontra qu’il y avait effectivement une relation inverse entre la hausse des salaires des travailleurs et le taux de chômage. Le principe avancé pour expliquer cet effet est d’une simplicité enfantine : un taux de chômage « suffisamment élevé » fait pression sur les salariés et modère leurs velléités salariales. Dit autrement, le marché du travail est d’autant plus favorable aux entreprises que les candidats à l’embauche sont nombreux, ce qui limite l’augmentation de leurs coûts de main d’œuvre et donc les prix de leurs produits, et donc l’inflation. Inversement, un taux de chômage « trop faible » entraîne une pression à la hausse sur les salaires, qui augmente l’inflation et en retour accentue encore à la hausse les salaires pour compenser cette hausse des prix et maintenir le pouvoir d’achat. Le spectre de l’hyperinflation ne serait pas loin…

La courbe de Phillips, que tous les étudiants en économie ont à leur programme, et pour cause, aurait donc une forme proche de celle du graphique de la Figure 1 ci-dessous
(voir plus bas)

En outre, et hormis la corrélation inverse entre hausses salariales et taux de chômage, l’ampleur de ces augmentations de salaires serait dépendante de la zone de chômage dans laquelle on se trouverait : modérée si le chômage est suffisamment élevé, et beaucoup plus sévère à des niveaux plus bas.

Il est à noter, et ceci est important pour bien comprendre la suite de l’histoire, qu’il s’agissait là de travaux de recherche basés sur des séries de données réelles du passé, ayant pour but de comprendre les mécanismes en jeu. On peut parler de recherche descriptive ou encore "positive": on se base sur une réalité des faits observés pour comprendre un mécanisme. On peut encore parler de démarche scientifique stricte. La suite prendra, on le verra, une toute autre tournure...

Répétons encore une fois que les résultats obtenus par Phillips n’ont en soi rien de surprenant. Ils apportent un caractère scientifique à une présomption qui tenait plus de la lapalissade ou de la réinvention du fil à couper le beurre que de la découverte en rupture avec les idées établies. Une pression sur le marché du travail (s'exerçant sur les salariés) est susceptible de modérer les coûts salariaux, voilà qui est logique; que le chômage exerce une telle pression, intuitivement, cela se conçoit également!

Et pourtant, ces conclusions de Phillips vont avoir un impact fort et durable sur les idées des économistes des décennies qui vont suivre quant à la relation entre chômage et inflation, hautement stratégique pour la conduite des affaires il est vrai. Car la mise en équation de la chose favorise une prise de recul par rapport au sujet et permet de commencer à envisager le taux de chômage non plus uniquement comme un résultat imprévisible et fluctuant brutalement (comme par exemple pendant la Grande Crise de 1929), mais aussi éventuellement comme une donnée d'entrée exploitable en sens inverse si la priorité devient la lutte contre "l'inflation" ou la maîtrise des coûts salariaux. Les travaux de l'économiste amorcent une mutation des idées de certains: le chômage, de problème, est susceptible de se transmuter en outil. L'ancienne alchimie avait failli dans sa quête, une nouvelle alchimie économystique allait-elle parvenir à tranformer le plomb du chômage en ... argent?
Et de fait, à partir de là, le concept commence à faire l’objet de nombreux débats (entre initiés bien sûr …), et certaines interprétations nouvelles vont voir le jour.
Le leader des économistes monétaristes américains, Milton Friedman, à l’origine des politiques ultralibérales de Thatcher et Reagan, introduit ainsi en 1968 le magnifique concept de «taux de chômage naturel ». Sur le long terme[1] , il y aurait dans une société et une économie donnée, un taux de chômage naturel , aussi naturel que la loi de la gravitation universelle (voir à ce sujet le beau pamphlet sur cette supposée naturalité de la chose économique http://harribey.u-bordeaux4.fr/ledire/souffrance.pdf). Ce serait comme cela et on n’y pourrait pas grand chose, et toute tentative pour abaisser ce taux de chômage en-dessous de ce seuil fatidique se paierait d’une hausse non maîtrisable de l’inflation. La courbe de Phillips deviendrait une droite verticale, un véritable mur dont on ne connaîtrait pas vraiment la valeur et la position sur la courbe, mais qui, tel un dragon tapi dans le noir, attendrait les gouvernements qui voudraient trop faire baisser ce chômage et cracherait sur eux le feu de l’hyperinflation !
La conséquence opérationnelle pour les décideurs soucieux de mener une politique économique rationnelle serait que toute tentative de réduction du chômage serait vouée à l’échec, sauf à modifier en profondeur les structures du marché du travail. Bien sûr, on reconnaîtra là les soubassements des justifications des politiques menées actuellement : « réformer » pour abattre les « rigidités » et les « freins à l’embauche ». Bien entendu, tous ceux qui avaient un intérêt marqué à la lutte contre l’inflation (en gros, ceux qui possèdent de la richesse) allaient trouver dans ce concept de grandes vertus. Et ceux qui avaient également clairement intérêt à ce que les salaires soient les plus contenus possibles (les employeurs et leurs groupes de pression les plus actifs) allaient garder discrètement à l’esprit ce résultat intéressant : à forte dose, le chômage semblait agir comme un inhibiteur de velléités salariales. D’où la recrudescence de travaux sur le sujet, avec comme arrière-pensée l’idée qu’à côté de l’aspect purement académique de la réflexion, l’aspect pratico-pratique pouvait être réel…

Finalement, ce sont deux économistes réputés keynésiens, Franco Modigliani et Lucas Papademos, qui introduisirent le fameux NAIRU, en 1975, qui coupe un peu la poire en deux et cherche à créer un consensus (indispensable, en économie comme ailleurs pour devenir sinon aimé de tous ses pairs, du moins détesté d’aucun !).
En résumé, pour des taux de chômage « suffisamment élevés », le risque de dérapage de l’inflation serait faible et les gouvernements pourraient effectivement lancer des plans volontaristes pour lutter contre le chômage, alors que dans des zones des chômage « plus faible », le mur de Friedman existerait bien et s’en rapprocher friserait l’inconscience en terme d’inflation !
Afin d’illustrer cette idée de manière simple, cela revient en quelque sorte à définir schématiquement trois zones sur le graphique de la Figure 2 ci-dessous: (voir plus bas)
  • une zone verte où les gouvernements pourraient agir pour réduire le chômage,
  • une zone rouge où ce serait suicidaire en terme d’inflation,
  • et une zone intermédiaire orange autour du taux de chômage naturel de Friedman, où il conviendrait de s’aventurer avec prudence, car le NAIRU rôderait !

En outre, et cela reste un élément clé de l’idéologie du NAIRU qui s’est peu à peu développée dans certains milieux politiques, économiques et financiers, toute velléité de faire passer temporairement le chômage sous ce seuil fatidique serait vouée à l’échec, avec en prime une montée rapide et incontrôlée de l’inflation. En clair, on pourrait éventuellement lutter contre le chômage si celui-ci est élevé, mais pas si celui-ci est faible.

Mais, et c’est indiscutablement en soi un énorme point faible de ce concept, la théorie ne sait pas dire où se situent les limites entre la zone verte et la zone rouge! Le NAIRU est un animal qui se cache bien et que l’on ne sait pas bien cerner. Chômage faible, chômage élevé, tout cela reste flou. Flou et très relatif, on le verra.

Certes les économistes soutenant ce concept vont comme à leur habitude dépenser une énergie considérable à élaborer des modèles mathématiques ultra-raffinés pour tenter de traquer dans l’invisible la fameuse bête, en calculant des chiffres estimatifs du NAIRU pour un pays donné à un instant donné.

Robert Eisner, spécialiste du NAIRU, estima quant à lui en 1997 (http://web.upmf-grenoble.fr/espace-europe/publication/cah_e_e/9/eisner.pdf , p.5) que « produire des estimations du NAIRU est devenu une sorte d’industrie artisanale au fil des années ». Quand le concept est flou et bancal, des chiffres sortis d’une moulinette incompréhensible, si possible avec au moins un chiffre derrière la virgule, redonnent un vernis de sérieux. Bien sûr, le miroir aux alouettes ne trompe que … les alouettes. Mais il semble qu’en la matière, les alouettes soient nombreuses et peu regardantes. D’autant moins regardantes sans doute qu’elles peuvent être intéressées par les conséquences indirectes du NAIRU.

Ainsi, selon une étude de la Commission Européenne, citée dans la revue Problèmes Economiques N°2461 du 28 Février 1996, il y aurait eu en effet 90 chances sur 100 pour que le NAIRU moyen des pays européens soit en 1994 compris entre 2,8% et … 18,8% ! A 2,8 %, on pourrait sans doute parler de chômage faible, à 18,8% c’est évidemment une autre histoire ! Autant dire que la force du concept devrait être inversement proportionnelle à l’imprécision de ses préconisations.


Eh bien non. Détrompez-vous. Le flou, bien exploité et érigé en dogme sous-jacent, fera et fait toujours le succès opérationnel du concept. Sans doute parce que la vérité se tord d’autant plus facilement qu’elle est molle et malléable… pour obtenir ce qu’on veut obtenir. Bien entendu, entre la courbe de Phillips et les interprétations bien plus tardives (y compris celles qui ont cours aujourd'hui), on a glissé subtilement d'une approche scientifique descriptive à une approche dogmatique prescriptive.

Mais bon, si la théorie est faiblarde, des études empiriques doivent bien finir pas cerner le fameux Graal démoniaque du NAIRU, et confirmer la belle cohérence du concept, esquissée par les résultats probants de Philipps. Las! Car à partir de 1970, l’ensemble des pays développés connurent la stagflation, c’est-à-dire à la fois fort chômage et forte inflation ! Comme si cela ne suffisait pas à mettre ce concept au placard, depuis plusieurs années, aux Etats-Unis, le chômage officiel est tombé sous le NAIRU estimé, sans qu’il y ait d’inflation forte, au contraire !

Décidément, les supposées lois de l’économie sont bien plus capricieuses que celles de la gravitation et de la chute des corps. On pourrait dire pas de chance pour les conseillers de nos princes que sont les économistes. Je l’ai déjà dit, ce n’est pas le cas, bien au contraire. Un économiste moderne qui veut faire carrière doit savoir critiquer le NAIRU … tout en le calculant, l’utilisant, le discutant, le raffinant. Non, décidément, celui qui n’a pas de chance en raison de l’existence du NAIRU comme concept macro-économique, aussi bancal soit-il, ce n’est pas l’économiste épris de rigueur scientifique.

Celui qui n’a pas de chance, c’est plutôt le chômeur de base des 30 dernières années qui sans le savoir est au cœur des préoccupations de ces économistes, mais pas toujours pour les raisons qu’il serait en droit d’imaginer…

Parmi les nombreux travaux sur le sujet, il reste de toute évidence à mener une étude pour voir s’il n’y aurait pas (par pur hasard) corrélation entre le nombre d’économistes manipulant quotidiennement le NAIRU sur cette planète et le nombre de chômeurs.


Toujours est-il que le moins que l’on puisse dire, c’est que ce concept de NAIRU est assez sulfureux tant sur le plan théorique que pratique. Et là, on n'est manifestement plus dans la science descriptive, on est dans la pseudo-science PRESCRIPTIVE.

Pourtant, et ce n’est pas le moindre paradoxe le concernant, ceci ne l’empêche pas, comme je l’ai déjà évoqué , d’être toujours aussi utilisé , étudié, discuté et …calculé ! Si vous en doutez, vous verrez que les indices conduisant à une intime conviction sur le sujet ne manquent pas...

A SUIVRE.


[1]Expression plus que douteuse et critiquée , car laissant dans l’ombre le fait que dans le court et moyen terme, les choses seraient bien différentes ; or la vie économique moderne n’est faite – et de plus en plus pourrait-on dire - que de courts termes qui se succèdent ; et comme le disait Keynes ironiquement, à long terme, nous serons tous morts !


Comments:
... vite, la suite !


C'est modeste, mais je peux relayer cet article sur mon blog.
J'ai une rubrique "post-hérité" ad hoc.

Dans une autre rubrique, "le monde dû travaille", j'évoque non pas des causes mais des effets.

@ suivre,
 
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masimundus semikonecolori
 
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